mardi 9 octobre 2018

Trois femmes

Victor Ginsburgh

Sans vouloir imiter Musil, voici trois femmes que tout sépare, mais qui forcent notre admiration. L’une a vécu il y a 3.000 ans en Crète, l’autre est une allemande née en Pologne à la fin du 19e siècle qui devrait être fortement associée à la gloire de Duchamp pour sa Fontaine, et la troisième est une physicienne dont la proposition de page Wikipedia avait été rejetée par des « modérateurs » physiciens, sans doute, en mars 2018. Elle vient de recevoir le prix Nobel de physique en octobre de la même année.

La première, dont on n’a pas conservé le nom, a forcé la porte de la profession de potier qui était complètement dominée par les hommes durant le premier millénaire avant notre ère. On a retrouvé ses restes à Eleutherna (Apollonie). L’analyse de sa musculature a révélé qu’elle utilisait une jambe pour faire tourner sa roue de potier, ou plutôt de potière (1). Elle a sans doute produit des poteries différentes de ce que faisaient ses confrères masculins qui peignaient les vases que nous voyons dans tous les musées et sur lesquels sont représentés de vieux mâles tenant leur sexe d’une main et poursuivant des jeunes éphèbes de l’autre. Une époque où les femmes étaient confinées dans les gynécées. Télémaque, fils d’Ulysse et de Pénélope a dit à cette dernière de retourner dans ses appartements, de reprendre sa quenouille et que « discourir est l’affaires des hommes, de tous les hommes, mais surtout de moi qui détiens le pouvoir dans cette maison » (2).


Dieu
Fontaine
La deuxième est artiste aussi et s’appelle superbement Baronne Elsa von Freytag-Loringhoven. Un peu follement maquillée, elle porte collé sur chaque joue un timbre-poste et invente le ready-made, un an avant Marcel Duchamp et son Porte-bouteilles qui date de 1914. En effet, en 1913, Elsa expose un objet d’art qu’elle appelle Enduring Ornament, une vieille bague en fer rouillé, et en 1917, une sculpture intitulée Dieu, l’année même où Duchamp présente sa (?) Fontaine. Les deux objets vont d’ailleurs bien ensemble, et l’on dit que la Fontaine a été suggérée, voire créée par Elsa et non par Duchamp (3). L’original, si l’on peut ainsi l’appeler et dont il n’existe qu’une photographie d’Alfred Stieglitz, n’a d’ailleurs jamais été retrouvé, et les copies qui sont attribuées à Duchamp sont bien plus tardives. En décembre 2004, un groupe de professionnels britanniques de l’art auxquels on a demandé de déterminer les 500 œuvres les plus influentes du 20e siècle, ont classé la Fontaine de Duchamp en première position. Une des huit « copies » qui existent (pourquoi seulement huit ?) a été vendue pour $1,7 millions en 1999. C’aurait pu faire du bien à Elsa dont le mari s’est suicidé après avoir fait faillite. Mais de toute façon, Baronin Elsa von Freytag-Loringhoven se traduit par Marcel Duchamp, un homme, ça passe mieux et puis, c’est aussi plus facile à prononcer en français…

La troisième est la canadienne Donna Strickland, prix Nobel de Physique 2018, mais pas de page Wikipedia jusqu’à 90 minutes après l’annonce. C’est le Guardian (4) qui le dit, pas moi : « Ceci souligne une fois de plus la marginalisation des femmes en sciences et le ‘biais genré’ de Wikipedia ». Son collègue Gérard Mourou, prix Nobel 2018 à ses côtés, et directeur de sa thèse, avait une page Wikipedia depuis 2005. Sauf erreur, mais j’ai compté deux fois, Donna Strickland est la troisième femme à avoir reçu le prix Nobel de physique depuis qu’il existe (1901). Il avait été attribué à Marie Curie en 1903 et à Maria Goeppert-Mayer en 1963. Une femme tous les 57,5 années en moyenne, c’est bien suffisant, non ? Et qu’est-ce que ça peut faire que 84 pour cent des « volontaires » qui travaillent pour le site Wikipedia sont des hommes et que 83 pour cent des entrées consacrées à des personnages « notables » sont masculines ? 


 (1) Michael Price, Master female artisan broke the male-dominated mold in ancient Greece, Science, doi:10.1126/science.aav3522, September 7, 2018.

(2) Homère évidemment dans l’Odyssée, paroles rapportées par Mary Bird, Les femmes et le pouvoir. Un manifeste, Paris : Perrin. A lire par toutes les femmes et tous les hommes et surtout par les anfants, pour que cela n’arrive plus !

(3) Vanessa Thill, Elsa von Freytag-Loringhoven, the Dada Baroness who invented the readymade, ArtsyNet https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-elsa-von-freytag-loringhoven-dada-baroness-invented-readymade


(4) Leyland Cecco, Female Nobel Prize winner deemed not important enough for Wikipedia entry, The Guardian, October 3, 2018.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire